11 juin – 03 septembre 2005
Exposition à l’espace doual’art du 11 juin au 03 septembre 2005.
Ils sont neuf formant cercle. Le Cercle des Neuf. Les neuf notables. Ils sont neuf, figés par l’artiste dans des postures diverses et somptueusement drapés. Comme pour se rendre à une cérémonie où l’apparat serait de rigueur autant que de mise. Vu du foyer se trouvant au centre du cercle, leur immobilité dégage néanmoins une puissance formidable. Par le maintien et par la physionomie : chacun de ces neuf notables est en effet doté et porteur d’une personnalité propre, tangible, expressive, qui le constitue dans son apparence phénoménale comme une singularité parmi d’autres singularités rassemblées dans ce mythique collectif de la tradition des Grassfields. Le Conseil des Neuf. L’aréopage qui veillait jadis à ce que le chef reste à sa place, dans les limites assignées à sa fonction symbolique. Les Garants de l’ordre cosmogonique qui régissait alors la communauté.
Joseph Sumégné a encore sévi. Encore lui. Les aficionados de l’art contemporain qui résident à Douala ou qui passeraient par là peuvent s’en mettre plein la prunelle : Joseph Sumégné expose à l’Espace doual’art. Alors même que la scène artistique contemporaine passe entre mangrove et macadam par une crise des fondements. Et le thème que traite ce nouveau travail n’est pas vraiment anodin. L’est encore moins le discours qui l’accompagne. D’une radicalité peu commune sur ce terrain rendu glissant par moult assertions souvent visqueuses et occupé par des hauts parleurs tonitruants d’allégeance et de politiquement correct.
Joseph Sumégné n’y va pas par cinquante chemins et dit en substance ceci : la tradition n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle est aussi nue que le roi d’Ubu. Et le facétieux auteur de La Nouvelle Liberté qui trône face au pont sur le Wouri à Douala de faire remarquer que les détenteurs actuels du pouvoir traditionnel se découvrent devant le Premier Ministre, chef du Gouvernement. Mais il ne s’en tient pas à cette protocolaire asymétrie d’autorité seulement pour étayer et expliciter sa vision du paysage contenu dans ce mot « tradition » qui est accommodé par les bonimenteurs identitaires de service et du cru à tant de sauces douteuses.
Naguère, assure Sumégné, parlant du haut de son âge, un sinistre non accidentel comme celui qui a ravagé récemment la Grande Case de la chefferie bandjoun ne serait pas resté impuni longtemps. Le Conseil entrait en conclave pour connaître de ce qui était arrivé. Et prendre une sanction idoine contre le ou les coupables. Soit il(s) s’amenai(en)t de soi, d’eux-mêmes, comme on se rend sans contrainte à la police ou à la gendarmerie après avoir commis un forfait délictueux, soit alors des décès bizarres survenaient sous peu dans la communauté. Choc en retour. En ce temps-là, auréolée de mystère, cette instance n’était absolument pas un vain mot. Les verdicts du Conseil des Neuf valaient sentences exécutoires.
A cette époque, au terme de sa rude initiation au monde, le jeune homme ayant bravé les épreuves devait encore aller tuer une panthère, puis ramener sa tête et sa peau au village. Rien moins : un petit exercice d’application et de bravoure. Courir ouvertement le risque de mort en se lançant sur la piste d’un félin qu’on ne présente plus. De manière plus symbolique, cela signifierait partir, faire rayonner le terroir au loin, et revenir avec une richesse à partager, qui n’est pas forcément matérielle. Séduire par sa prestance les filles des villages voisins en était un aspect. Cette ère-là, à entendre Sumégné, serait bel et bien révolue désormais.
Aujourd’hui, la quête forcenée de la notabilité traditionnelle tourne à la compétition mondaine. Traduction : les « titres nobiliaires » sont de plus en plus une marchandise mise aux enchères, un site banal du repli ethnique frileux. Ce n’est pourtant pas ce que vise et prescrit la tradition. Les figurines monumentales (la figurine est une statuette de petite dimension) et raides (peut être perçu comme une critique de la raideur formelle de ces sculptures, ce qui n’est pas un compliment !) de Sumégné attestent bien de cette chosification, de cette corruption de la tradition par le lucre. Une raideur cadavérique ? On n’en est pas vraiment si loin. Ce pourrait tout aussi bien être déjà et carrément des squelettes ricanants de notables désormais sans aura, démystifiés : « C’est l’homme qui sacralise et c’est lui qui désacralise… » Dixit Joseph Sumégné. On croirait entendre en moins docte René Girard dissertant sur ces « choses cachées depuis la fondation du monde » dans une université américaine des Etats-Unis d’avant Georges W. Bush.
A sa manière d’artiste, à cinquante quatre ans sonnés, Joseph Francis Sumégné de Bamenjou est toujours sur la piste de la panthère. Et il en a plus d‘une belle déjà à son riche tableau de chasse. Ses Neuf notables ont fait récemment encore partie de l’exposition itinérante Africa Remix que quelques lieux prestigieux de la planète art contemporain ont abritée et abritent encore en ce moment même. Après l’Espace doual’art, Sumégné compte bien aller installer subrepticement ses Neuf en plein marché de Bafoussam : ça vaudra assurément le déplacement et quelques caméras pour saisir les réactions des autochtones devant cette représentation audacieuse d’une certaine vacuité par un artiste qui considère que le pronom possessif est un scandale et qui refuse en conséquence de signer ses œuvres. How fortunate the man with none…
Sur la piste de la panthère, Lionel Manga
L’Espace doual’art est principalement ouvert aux travaux d’artistes visuels sélectionnés par la direction artistique de doual’art ou sur proposition de curateurs indépendants.
En moyenne 7 expositions sont produites chaque année. Y sont présentés les travaux les plus récents, les plus expérimentaux de créateurs contemporains du Cameroun et du reste du monde.